Le droit des fermières aux semences est une question de principe
par Ann Slater
En décembre dernier, les Nations unies ont adopté la Déclaration sur les droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales. Cette déclaration a été présentée par La Via Campesina (LVC), un mouvement mondial qui rassemble des organisations représentant les petits et moyens fermiers, les paysans, les travailleurs agricoles, les femmes rurales et les communautés indigènes. L’Union Nationale des Fermiers (UNF) est un membre fondateur. LVC plaide pour la souveraineté alimentaire et pour un système agricole et alimentaire basé sur l’agroécologie.
L’article 19 – le droit aux semences – était l’un des articles de la ligne rouge de LVC (c’est-à-dire qu’il devait être inclus) dans les négociations qui ont abouti à la déclaration. En vertu de l’article 19, le droit aux semences comprend le droit à la protection des connaissances traditionnelles contenues dans les semences et le droit des paysans de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences de ferme ou du matériel de multiplication. L’article 19 précise que la recherche agricole doit tenir compte des besoins et de l’expérience des paysans et veiller à ce que les paysans participent activement à la définition des priorités de la recherche agricole.
En tant que fermiers biologiques au Canada, nous ne nous définissons peut-être pas comme des paysans, mais la définition d’un paysan dans l’article premier de la Déclaration m’inclut certainement, et je pense que c’est le cas de beaucoup d’autres fermiers biologiques. Un paysan est défini comme toute personne qui s’engage dans une production agricole à petite échelle pour la subsistance et/ou pour le marché et qui dépend de manière significative, mais pas nécessairement exclusive, du travail de la famille ou du ménage, et qui a une dépendance particulière et un attachement à la terre.
Dans le discours qu’elle a prononcé lors de la convention nationale de l’UNF en novembre dernier, la fermière roumaine Ramona Dominicioiu, qui a participé de près aux négociations et aux efforts de lobbying en faveur de la déclaration, a déclaré que la nécessité de la déclaration sur les droits des paysans était facilement comprise dans le Sud, mais pas aussi évidente pour ceux d’entre nous qui vivons dans le Nord. Elle a suggéré que l’une des raisons pour lesquelles cela n’est pas si évident pour nous est que nous avons déjà permis la dégradation d’un grand nombre de nos droits, y compris notre droit en tant que fermiers de conserver, de réutiliser et d’échanger les semences de ferme. Elle a déclaré que nous avons rendu possible, grâce à des lois telles que la loi sur les droits des obtenteurs et les brevets, que les entreprises semencières nous poursuivent pour violation de leurs droits de propriété intellectuelle (semences) – des semences qui sont basées sur nos connaissances en tant que fermières ; des semences qui sont basées sur nos ressources génétiques.
En 2015, la loi canadienne sur la protection des obtentions végétales a été placée sous l’égide de l’UPOV 91. L’UPOV est une organisation intergouvernementale qui élabore des lois types relatives aux droits d’obtenteur que les pays peuvent adopter. Chaque nouvelle version de l’UPOV a donné aux développeurs de semences plus de droits et plus de contrôle sur les nouvelles variétés de semences. Avant 2015, la loi canadienne sur la protection des obtentions végétales était fondée sur la loi type UPOV 78, qui permettait aux obtenteurs de percevoir des redevances sur la vente de semences de nouvelles variétés, mais autorisait également les fermières à poursuivre leur pratique ancestrale de conservation et de réutilisation des semences conservées à la ferme. La loi type UPOV 91 adoptée en 2015 donne aux entreprises semencières des outils supplémentaires pour gagner plus d’argent et avoir plus de contrôle sur les nouvelles variétés de plantes. Plus précisément, la version 2015 de la loi canadienne sur la protection des obtentions végétales a introduit un « privilège des agriculteurs » de conserver des semences, par opposition au droit des fermiers de conserver des semences, et elle a ouvert la porte aux redevances de point final. Ces deux changements sont essentiels dans les discussions actuelles sur les modifications du système semencier canadien.
Les redevances de point final permettent aux titulaires de droits d’obtenteur de percevoir une redevance sur la vente de la récolte des nouvelles variétés protégées par le droit d’obtenteur. En tant que fermiers, nous avons désormais le privilège de conserver et de réutiliser les semences de nos propres exploitations. Mais un privilège n’est pas un droit – un privilège est quelque chose qui peut être retiré et, en vertu des lois canadiennes sur le droit d’obtenteur, le privilège peut être retiré par voie réglementaire. Une modification réglementaire peut être effectuée plus rapidement et avec moins de débats qu’une modification par voie législative. Et le privilège des fermières peut être supprimé pour certaines cultures, pour certaines régions, pour certaines tailles d’exploitations ou pour diverses autres situations. Sur la base des discussions actuelles, il semble que l’Office canadien des droits d’obtenteur se prépare à supprimer le privilège des fermiers pour le blé cultivé dans l’ouest du Canada et pour les cultures horticoles, y compris les légumes cultivés à partir de semences ainsi que les arbres fruitiers, les plantes ornementales et les vignes cultivées à partir de boutures et de tubercules.
J’ai commencé par parler de l’adoption par les Nations unies de la Déclaration sur les droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales. L’une des choses qui m’ont frappé en lisant la déclaration, c’est qu’elle s’inscrit parfaitement dans le cadre des principes généraux de la production biologique énoncés dans les normes biologiques du Canada, principes que nous acceptons de respecter en tant que fermières et fermiers biologiques. Pour rappel, ces quatre principes sont les suivants : le principe de santé, le principe d’écologie, le principe d’équité et le principe d’attention.
Le principe de santé stipule que l’agriculture biologique doit préserver et améliorer la santé des sols, des plantes, des animaux, des êtres humains et de la planète, qui sont tous unis et indivisibles.
Comment les fermiers biologiques pourront-ils continuer à préserver la santé des sols, des plantes, des animaux, des êtres humains et de la planète s’ils continuent à perdre le contrôle des semences ?
L’agriculture biologique devrait se fonder sur des systèmes et des cycles écologiques vivants, travailler avec eux, les imiter et contribuer à leur maintien, conformément au principe de l’écologie.
En tant que fermiers canadiens, nous n’avons plus le droit de conserver les semences de nouvelles variétés de plantes, nous avons seulement le privilège de conserver les semences de ces nouvelles variétés. Comment pouvons-nous, en tant que fermiers, fonder notre agriculture sur des systèmes et des cycles écologiques vivants et travailler avec ces cycles, si le privilège de conserver et de réutiliser les semences cultivées dans nos fermes est également supprimé, étape par étape ?
Le principe d’équité stipule que l’agriculture biologique doit s’appuyer sur des relations qui garantissent l’équité en ce qui concerne l’environnement commun et les opportunités de vie.
Étant donné que le développement de toute nouvelle variété repose sur le travail effectué par des générations et des générations et des générations de fermières pour sélectionner, conserver et replanter les semences, et plus récemment par les sélectionneurs publics qui entreprennent leur travail dans l’intérêt public, est-il juste de donner à un nombre de plus en plus restreint de sociétés de semences le contrôle des nouvelles variétés de semences ?
En vertu du principe de précaution, l’agriculture biologique doit être gérée de manière prudente et responsable afin de protéger la santé et le bien-être des générations actuelles et futures ainsi que l’environnement.
En tant que fermiers biologiques, si nous suivons le principe de précaution et de gestion responsable pour les générations futures, nous devons agir maintenant pour protéger le droit des prochaines générations de fermiers à conserver, réutiliser, échanger et vendre des semences de ferme provenant de variétés développées aujourd’hui et dans les années à venir – de nouvelles variétés dont les fermiers auront besoin pour faire face au changement climatique et à tout ce qu’il implique.
En tant que fermiers biologiques, nous devons tous nous demander si les efforts visant à supprimer le privilège des fermiers et les efforts visant à ouvrir de nouvelles possibilités pour les grandes entreprises de semences de prendre plus de contrôle sur les semences sont compatibles avec nos principes généraux de production biologique au Canada. La Via Campesina a convaincu les Nations unies de reconnaître notre droit, en tant que paysans et fermiers, à nos connaissances traditionnelles contenues dans les semences. En tant que fermières biologiques canadiennes, nous avons besoin que notre gouvernement reconnaisse et protège notre droit de conserver, de réutiliser et d’échanger les semences de nos fermes.
Il existe d’autres moyens d’aller de l’avant et de renforcer l’agriculture biologique au Canada en ce qui concerne le développement des nouvelles variétés dont nous avons besoin pour cultiver dans un climat changeant. Nous pouvons faire connaître la loi sur les semences des fermières de l’UNF et faire pression pour qu’elle soit adoptée. Nous pouvons plaider en faveur d’un réinvestissement dans l’élevage public pour le bien public. Nous pouvons soutenir les initiatives de sélection végétale menées par les fermières, telles que celles de l’Ecological Farmers Association of Ontario et de la Bauta Seed Initiative, qui s’engagent à maintenir toutes les nouvelles variétés dans le domaine public. Nous pouvons dire à nos organisations biologiques de défendre nos principes biologiques et de soutenir les fermiers canadiens en s’élevant contre les changements proposés aux lois et règlements sur les semences. Nous pouvons exiger de nos représentants gouvernementaux qu’ils soutiennent la pratique ancestrale des fermières consistant à conserver, réutiliser et échanger les semences de ferme. Celui qui contrôle nos semences contrôle notre nourriture.
Vous trouverez de plus amples informations sur l’analyse de l’UNF et la campagne « Save Our Seed » sur le site web de l’UNF.
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Ann Slater, membre de l’UNF, est maraîchère biologique dans la région de St. Marys, en Ontario, depuis plus de 35 ans (certifiée biologique depuis plus de 20 ans). Cet article est basé sur sa présentation à la réunion annuelle du Organic Council of Ontario, le 12 avril 2019.