Conformément à la motion adoptée lors de sa réunion du 19 février 2019, le Comité permanent de l’agriculture et de l’agroalimentaire entreprend une étude sur la perception publique du secteur agricole et agroalimentaire canadien. La commission souhaite comprendre les défis et les opportunités pour le secteur, les mesures prises par l’industrie et le gouvernement pour améliorer la confiance du public et les autres mesures qui devraient être prises. Le Comité souhaite également ouvrir la conversation entre les fermières, les éleveurs et les producteurs et la société civile afin de briser les silos qui persistent dans le secteur agricole.
La Nationale des Fermiers (UNF) est une organisation à adhésion directe composée de familles de fermiers canadiens qui partagent des objectifs communs et qui représentent toutes les matières premières produites au Canada. Notre objectif est de travailler ensemble pour mettre en place des politiques agricoles qui garantissent la dignité et la sécurité des revenus des familles d’agriculteurs, tout en améliorant les terres pour les générations futures.
L’UNF cherche à instaurer la souveraineté alimentaire au Canada, où les gens – fermiers et consommateurs – sont habilités à prendre les décisions importantes concernant l’alimentation et l’agriculture. C’est la condition dans laquelle les gens définissent leurs propres systèmes alimentaires et agricoles afin de produire des aliments sains et culturellement appropriés pour les gens grâce à des méthodes écologiquement saines et durables.
La question de la confiance du public comporte deux volets. D’une part, les citoyens ont pris conscience que le système alimentaire est un secteur important qui a un impact tangible à la fois sur leur propre vie et sur une force sociale, économique et environnementale plus large. L’alimentation et l’agriculture sont considérées comme des questions importantes qui touchent le public. D’autre part, la propriété et le contrôle du système alimentaire sont devenus plus concentrés, car un nombre réduit de grandes entreprises ont considérablement accru leur pouvoir de marché dans le secteur agroalimentaire et détiennent, dans certains secteurs, des quasi-monopoles.
Le fonctionnement du système alimentaire est de plus en plus souvent décidé non pas par les fermières et les décideurs politiques, mais par les dirigeants des grandes entreprises qui exploitent les chaînes d’approvisionnement mondiales et les systèmes de production/distribution verticalement intégrés. En tant qu’individus, de nombreux Canadiens cherchent à se responsabiliser en contrôlant davantage leurs choix alimentaires, en lisant les étiquettes, en recherchant des sources en lesquelles ils ont confiance, en faisant leurs courses sur les marchés de producteurs et en s’abonnant à des fermes d’agriculture communautaire partagée pour acheter des produits locaux frais en saison. Souvent, l’alimentation est l’un des rares domaines de la vie d’une personne où elle a l’impression d’avoir un certain contrôle. Les émotions semblent les plus vives lorsque les personnes se sentent exclues de la prise de décision, privées d’informations et qu’elles n’ont que peu de choix.
Les membres du public qui expriment leur inquiétude au sujet du système alimentaire pourraient être considérés comme un système d’alerte précoce : une minorité de personnes qui prêtent néanmoins attention aux choses importantes. La question de la “confiance du public” donne l’occasion à la commission de l’agriculture et à d’autres membres du gouvernement d’examiner sérieusement les questions soulevées, de comprendre ce qui sous-tend les préoccupations et de trouver des mesures correctives pour résoudre les problèmes identifiés.
Le système alimentaire canadien a connu une évolution spectaculaire au cours des 30 dernières années. Si cette période peut sembler longue, elle ne représente qu’un clin d’œil en termes historiques. L’agriculture nourrit les hommes depuis plus de 10 000 ans. Le changement peut être perçu par certains comme un simple progrès, inévitable. Cependant, le “progrès” implique un objectif ou une direction non déclarés, qui sont plus ou moins contestés dans chaque société. Les gens ont des idées différentes sur ce que devrait être le système alimentaire, des idées fondées à la fois sur des connaissances et des valeurs, qui déterminent si les changements dans le système alimentaire constituent ou non un “progrès”.
Au cours des 30 dernières années …
- Le Canada a perdu une exploitation agricole sur cinq, les pertes étant concentrées dans les exploitations de taille moyenne, de 130 à 1 120 acres, dont plus de la moitié ont disparu.
- L’âge des fermières et des fermiers a augmenté ; il y a aujourd’hui trois fois moins de fermières et de fermiers âgés de 35 ans ou moins.
- La valeur de nos exportations agricoles a presque triplé, mais les importations ont été multipliées par trois et demi.
- Les fermières sont payées moins de 2/3 de ce qu’elles recevaient pour les vaches et moins de la moitié de ce qu’elles recevaient pour les bœufs à l’époque, alors que les consommateurs paient aujourd’hui leur steak 20 % plus cher et que les prix du bœuf haché ont presque doublé (en tenant compte de l’inflation).
- Le prix du blé corrigé de l’inflation pour les fermières a baissé de plus de 30 %, alors que le prix du pain a augmenté. À l’époque, le fermier obtenait 20 cents pour un pain à 2 dollars ; aujourd’hui, il n’obtient plus que 13 cents pour un pain à 3 dollars.
- La propriété canadienne dans le secteur de la transformation des aliments a presque disparu – autrefois 100 % canadienne, la société américaine Cargill et la société brésilienne JBS possèdent aujourd’hui plus de 95 % de la capacité d’abattage de bœuf au Canada.
- Les brasseries, qui appartenaient presque à 100 % à des intérêts canadiens, sont aujourd’hui détenues à 65 % au moins par Molson Coors, InBev et la société japonaise Sapporo.
- Le secteur canadien de l’alimentation est aujourd’hui dominé par cinq entreprises qui, ensemble, ont un impact considérable sur les choix alimentaires des consommateurs : Loblaws, Sobeys et Metro détiennent 58 % du marché de détail, tandis que Costco et Walmart se partagent 20 %.
Ce que l’on appelle le manque de confiance du public pourrait bien être l’expression d’un scepticisme sain et d’une remise en question valable de l’orientation du système alimentaire.
Le manque de confiance du public est également lié au sentiment que les intérêts privés des entreprises prennent de plus en plus le pas sur l’intérêt public, notamment en matière de santé, de sécurité alimentaire, d’environnement, de bien-être des animaux et de changement climatique.
Les personnes préoccupées par le système alimentaire sont nos clients, nos voisins et notre avenir. Pour résoudre les problèmes du système alimentaire qu’ils ont identifiés, il faut une bonne politique publique, y compris une réglementation efficace, afin de garantir que les denrées alimentaires sont produites d’une manière qui préserve l’intérêt public en termes de santé, d’environnement et de moyens de subsistance des fermières, aujourd’hui et pour les générations futures. En tant que fermières, nous comptons également sur une réglementation appropriée pour protéger l’équité sur le marché, les écosystèmes de nos exploitations, la santé de nos familles ainsi que la santé et la sécurité des travailleurs de l’agroalimentaire et de l’agriculture.
La confiance du public dans le système alimentaire serait mieux servie par un régulateur public qui s’appuie sur une science correctement financée, indépendante des intérêts privés et capable d’enquêter de manière adéquate dans l’intérêt du public.
La science ne cesse d’en découvrir davantage sur le fonctionnement du monde, de nouvelles connaissances remplaçant celles que l’on connaissait. Certains des produits qui incarnaient le progrès dans le passé, notamment le DDT, le chlorpyrifos, le MCPA et les néonicotinoïdes, se sont révélés dangereux et ont été interdits ou sévèrement limités au Canada ou dans d’autres pays. L’UNF soutient le principe de précaution, qui consiste à prendre des mesures pour prévenir les dommages, même si toutes les preuves ne sont pas encore réunies.
Notre système réglementaire est formellement responsable devant l’électorat canadien. Le pouvoir réglementaire est créé lorsqu’une loi adoptée par le Parlement comprend des clauses qui permettent la création de règlements pour régir des aspects spécifiques du champ d’application de la loi. Les règlements sont élaborés par le service compétent, soumis à une consultation publique, révisés sur la base des contributions reçues et, une fois approuvés par le ministre ou le cabinet conformément à la législation, ils ont force de loi. Les règlements sont un élément essentiel de notre système démocratique de gouvernance et un outil important pour mettre en œuvre l’intérêt public.
Influencer le système réglementaire est devenu une stratégie pour les entreprises qui cherchent à promouvoir leurs propres intérêts privés. On parle de “capture réglementaire” lorsque la réglementation est systématiquement axée sur les intérêts privés de l’industrie réglementée, au détriment de l’intérêt public. De manière caractéristique, l’industrie est en mesure de façonner les réglementations qui régissent ses activités. Elle bloque ou retarde régulièrement les nouvelles réglementations et cherche à supprimer ou à diluer les réglementations existantes considérées comme ayant un impact négatif sur les profits.
Le lobby de l’agro-industrie est devenu très influent dans l’élaboration de la réglementation canadienne en matière d’alimentation et d’agriculture. Contrairement aux groupes de défense de l’intérêt public bénévoles et sans but lucratif, les entreprises sont en mesure de financer un personnel de relations gouvernementales à temps plein qui rencontre fréquemment les décideurs politiques, les bureaucrates et les élus. Des relations trop étroites entre le régulateur et la partie réglementée sont à l’origine de règles inefficaces, mal appliquées et partiales qui favorisent les intérêts d’entreprises privées au lieu de protéger le public.
La confiance du public est considérée comme une condition préalable à l’obtention d’une “licence sociale” qui, à son tour, permet aux grandes entreprises d’éviter la réglementation. L’organisation américaine Center for Food Integrity, qui compte parmi ses membres certaines des plus grandes entreprises agroalimentaires du monde, notamment des transformateurs de produits alimentaires, des conditionneurs de viande, des sociétés pharmaceutiques, biotechnologiques, agrochimiques et des banques, ainsi que plusieurs groupes de pression, définit la licence sociale comme “le privilège d’opérer avec un minimum de restrictions formalisées (législation, réglementation ou exigences du marché) sur la base du maintien de la confiance du public en faisant ce qu’il faut”.
En 2016, Farm & Food Care Canada a lancé le Centre canadien pour l’intégrité alimentaire en tant que filiale et extension du Centre américain pour l’intégrité alimentaire. En novembre 2018, Agriculture et Agroalimentaire Canada a versé 190 000 dollars au Centre canadien pour l’intégrité alimentaire pour mettre en œuvre “une recherche ethnographique numérique et de méthodologie sociale afin de comprendre les priorités des Canadiens liées au système alimentaire.”
Nous mettons en garde le gouvernement contre l’octroi d’un tel financement et d’un tel soutien moral à une campagne de relations publiques – menée par certaines des entreprises les plus grandes et les plus riches du monde – qui cherche à influencer l’opinion des Canadiens dans le cadre d’une stratégie visant à réduire la réglementation du système alimentaire, dont la responsabilité incombe aux pouvoirs publics.
Paradoxalement, alors que la licence sociale est une stratégie permettant aux entreprises d’éviter la réglementation, la confiance du public est entamée lorsque les citoyens considèrent que les réglementations sont inefficaces, mal appliquées, influencées par les lobbyistes des entreprises ou biaisées pour favoriser les intérêts privés au lieu de protéger l’intérêt public. Un système réglementaire qui engage à la fois les fermières et les consommateurs en tant que citoyens dans un véritable processus de réglementation de notre système alimentaire dans l’intérêt public – où les décisions importantes sont prises par des communautés intergénérationnelles de personnes, et non par des sociétés qui privilégient les intérêts financiers à court terme – serait un moyen plus démocratique de rétablir la confiance du public dans le système alimentaire.
Respectueusement soumis par
L’Union Nationale des Fermiers
au Comité permanent de l’agriculture et de l’agroalimentaire de la Chambre des communes pour son étude sur la perception du secteur agricole et agroalimentaire canadien par le public, 12 avril 2019