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La concentration de l’industrie de la viande rend le système alimentaire canadien vulnérable

La Nationale des Fermiers (UNF) présente ses sincères condoléances à la famille et aux amis de l’employée de l’usine de conditionnement de viande bovine de Cargill qui a perdu la vie à cause du COVID-19 le 20 avril.

La pandémie de COVID-19 révèle de nombreuses vulnérabilités dans le système alimentaire canadien. La concentration excessive de la propriété et la centralisation de la transformation de la viande bovine ont mis en péril la santé des travailleurs, l’approvisionnement en viande bovine et les moyens de subsistance de milliers de fermiers.

Depuis le 21 avril, Cargill a finalement fermé son usine de High River, en Alberta, après un décès, au moins 358 cas de COVID-19 parmi les travailleurs et environ 150 autres cas confirmés liés à l’usine Cargill par le biais de la propagation au sein de la famille et de la communauté. Un foyer de COVID-19 s’est également déclaré dans l’usine de conditionnement de viande JBS à Brooks, dans la région de l’Alberta, où 67 personnes ont été testées positives.

L’usine albertaine de Cargill abat et transforme normalement 4 500 têtes de bétail par jour, ce qui représente près de la moitié de la capacité totale de transformation de la viande bovine au Canada. L’usine de JBS Brook’s a une capacité d’abattage de 4 200 têtes par jour. L’usine de Cargill à Guelph, en Ontario, a une capacité d’abattage de 1 500 têtes par jour.

La quasi-totalité de la viande bovine vendue dans les épiceries canadiennes et exportée du Canada provient de ces trois usines de conditionnement de viande à haut volume et à haut rendement. L’usine Cargill de High River, l’usine JBS de Brooks (Alberta) et l’usine Cargill de Guelph (Ontario) transforment ensemble plus de 95 % de la viande bovine au Canada, ainsi que la quasi-totalité des exportations canadiennes de viande bovine, d’une valeur de 3 milliards de dollars. Cargill, dont le siège se trouve aux États-Unis, est la plus grande entreprise privée du monde. En 2018, les membres de la famille qui contrôlent Cargill Inc. ont reçu 643 millions de dollars, soit le plus gros versement de l’entreprise depuis 2010, selon Bloomberg. JBS est une société brésilienne et la plus grande entreprise de viande au monde. Son bénéfice net en 2018 s’est élevé à près de 50 milliards de dollars américains, soit une augmentation de 10 % par rapport à l’année précédente. Ces deux entreprises étrangères dominent complètement le secteur canadien de la viande bovine.

Le Canada ne compte que 17 autres installations d’abattage de viande bovine agréées par le gouvernement fédéral, toutes de petite taille et dont beaucoup desservent des marchés spécialisés. Les provinces du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse n’ont pas d’abattoirs agréés par le gouvernement fédéral pour la viande bovine. L’Île-du-Prince-Édouard et la Saskatchewan ont chacune une installation ; la Colombie-Britannique et le Manitoba n’en ont que deux, toutes de petite taille. Il existe également des abattoirs titulaires d’une licence provinciale, qui ont abattu en 2019 un total de 153 859 têtes de bétail, soit l’équivalent de 15 jours de production des trois plus grandes usines inspectées par le gouvernement fédéral.

JBS et Cargill contrôlent les flux de viande bovine dans le système alimentaire canadien et sur les marchés d’exportation. Leurs trois usines de transformation forment un goulot d’étranglement qui leur permet d’exercer une influence indue sur le prix du bétail payé aux fermières et sur le prix de la viande de bœuf payé par les consommateurs dans les épiceries. Si ce point d’étranglement confère à Cargill et à JBS un pouvoir considérable, il constitue également l’un des maillons les plus faibles du système alimentaire canadien.

Les ralentissements et les fermetures nécessaires pour protéger la santé des travailleurs de l’usine ont également un effet domino sur les éleveurs de bétail. Les fermières qui s’attendent à vendre leur bétail constatent que la demande s’est effondrée. Les prix chutent et les fermières doivent vendre bien en dessous du coût de production ou continuer à nourrir et à soigner le bétail en attendant une opportunité de vente. Par ailleurs, si les approvisionnements des épiceries diminuent, les prix du bœuf au détail augmenteront probablement, surtout si JBS et Cargill augmentent leurs prix de gros. La différence de prix entre ce que les fermières reçoivent et ce que les consommateurs paient pour leur viande sera captée par les grands détaillants et/ou JBS et Cargill, afin d’accroître les profits déjà considérables de ces entreprises.

La santé et la sécurité des travailleurs et du public doivent primer. L’incapacité de Cargill et de JBS à mettre en œuvre les changements nécessaires pour assurer la sécurité des opérations pendant la pandémie crée une crise plus large dans le système alimentaire, en plus de ses effets sur la santé. Les fermières ont désormais besoin d’une aide d’urgence pour pouvoir continuer à nourrir le bétail qui n’a plus de marché. Des prix planchers doivent être mis en place pour garantir que Cargill et JBS ne profitent pas de cette crise pour réduire les prix qu’eux-mêmes ou leurs fournisseurs captifs de parcs d’engraissement paient pour le bétail. Les leçons de la crise de l’ESB doivent être appliquées pour s’assurer que les géants de l’emballage ne s’approprient pas toute la valeur des programmes de soutien gouvernementaux. Toute aide d’urgence aux fermiers et aux éleveurs confrontés à la chute brutale de la demande doit répondre aux besoins des éleveurs-naisseurs, des parcs d’engraissement indépendants et des fiches d’information.

L’UNF demande également que l’aide d’urgence soit conçue de manière à jeter les bases d’un secteur de la viande plus résilient et plus équitable au Canada.

En 1988, le Canada comptait 119 usines de conditionnement de viande bovine inspectées par le gouvernement fédéral, toutes détenues à 100 % par des Canadiens. Au cours des trois dernières décennies, les gouvernements canadiens ont mesuré le succès de l’agriculture à l’aune des volumes d’exportation. Le critère de mesure est la part du Canada dans les exportations mondiales, et non la qualité et la valeur des aliments produits pour les Canadiens, les moyens de subsistance des fermières canadiennes ou la prospérité des communautés rurales. La recherche d’un maximum d’exportations a donné naissance à un secteur de la viande bovine qui tire tout ce qu’il peut des travailleurs, des fermières, des contribuables, des consommateurs et des écosystèmes agricoles.

La Nationale des Fermiers plaide en faveur d’une politique alimentaire fondée sur la souveraineté alimentaire pour le Canada, qui favoriserait la présence d’un plus grand nombre d’aliments de haute qualité produits par les ranchers et les fermiers canadiens sur les tables des familles de l’ensemble du pays. Une stratégie clé pour y parvenir consisterait à développer les marchés intérieurs et les systèmes de distribution localisés avec des chaînes de distribution directes, équitables et transparentes.

En 2008, l’UNF a publié une étude complète sur l’industrie bovine canadienne, analysant le développement de la concentration des entreprises de conditionnement de la viande, les impacts sur les prix des bovins pour les fermiers, et proposant des solutions qui réorienteraient le système vers un secteur bovin plus résilient. Ses recommandations portent notamment sur les points suivants

  • Créer et mettre en œuvre une stratégie nationale pour la viande afin de mieux répondre aux objectifs économiques, nutritionnels, sociaux, de développement communautaire, de production alimentaire et environnementaux des Canadiens dans toutes les régions.
  • Modifier la localisation, la propriété et la conduite de nos usines de conditionnement de viande bovine afin de réduire leur concentration géographique (la quasi-totalité de la capacité se trouve actuellement dans le sud de l’Alberta) et la concentration de la propriété, de sorte que nos usines de conditionnement soient réparties sur l’ensemble du territoire national, qu’elles se concentrent sur la desserte des marchés locaux et régionaux, qu’elles soient détenues par des propriétaires diversifiés et qu’elles fournissent une viande de la plus haute qualité nutritionnelle et de la plus grande sécurité possible.
  • Interdire l’offre captive, c’est-à-dire les parcs d’engraissement détenus ou contrôlés par JBS et Cargill, qu’ils utilisent pour faire baisser les prix payés aux producteurs.
  • Adapter la réglementation en matière de sécurité alimentaire afin d’encourager les abattoirs locaux à développer les marchés canadiens du bœuf biologique, du bœuf fini à l’herbe, du bison et d’autres animaux d’élevage spécialisés, et à créer des charcuteries et des aliments transformés à forte valeur ajoutée.
  • Reconnaître que des abattoirs locaux dispersés et des chaînes d’approvisionnement plus courtes sont également essentiels pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de notre système de production de viande.

Ces recommandations sont plus que jamais d’actualité. La crise du COVID-19 est un signal d’alarme et une occasion de reconstruire notre économie de manière à ce qu’elle fonctionne pour les gens et qu’elle ait la capacité de gérer les conditions de crise qui ne manqueront pas de se produire à l’avenir.

Pour consulter l’intégralité du Rapport de l’UNF sur le secteur bovin, veuillez vous rendre sur le site suivant La crise agricole et le secteur bovin : Vers une nouvelle analyse et de nouvelles solutions