Policy

Envisager un système agricole et alimentaire post-pandémique

Un système alimentaire durable et juste pour le Canada, tel que proposé par la Nationale des Fermiers, atténuera et préviendra les multiples crises en cascade et fournira les bases d’une vie agréable.

La pandémie de COVID 19 nous montre où notre système alimentaire et agricole actuel est vulnérable, ainsi que les personnes qu’il sert et celles qu’il exploite. La façon dont le système alimentaire est structuré affecte profondément notre société. Au minimum, nous avons besoin d’un système alimentaire qui fournisse une alimentation quotidienne adéquate à l’ensemble de la population. Dans le meilleur des cas, elle jouera un rôle essentiel dans l’élaboration et la mise en œuvre d’une vie de qualité pour tous les membres de notre société.

Selon de récentes enquêtes d’opinion, les Canadiens veulent savoir d’où vient leur nourriture et comment elle a été produite ; ils veulent soutenir les fermières canadiennes, acheter local quand ils le peuvent, et ne sont pas à l’aise avec une forte concentration de la propriété. Les mesures d’urgence massives que nous avons prises pour préserver la santé et la stabilité au cours de cette pandémie montrent que nous pouvons également tirer parti des efforts de redressement de la société pour commencer à construire un système alimentaire consciemment conçu en fonction de nos besoins et de nos valeurs. Alors que nous attendons avec impatience la fin des restrictions de COVID 19, ne revenons pas à la situation normale d’avant la pandémie, mais imaginons le système alimentaire que nous voulons et préparons-le pour qu’il devienne réalité.

Ce que la pandémie révèle

La première vague de COVID 19 a montré que la production et la transformation des denrées alimentaires au Canada dépendent de travailleurs vulnérables et mal payés – souvent des travailleurs migrants, des immigrants récents et des femmes – qui non seulement effectuent des tâches très difficiles, mais risquent également leur propre santé et celle de leur famille dans ce processus. Lorsque les Canadiens ont été mis en quarantaine, nombre d’entre eux ont fait des réserves de nourriture et se sont mis à faire des courses plus importantes et moins fréquentes. Le passage rapide à la cuisine familiale a nécessité une adaptation immédiate de la transformation des aliments afin de minimiser les déchets et d’éviter les pénuries. Les producteurs des secteurs soumis à la gestion de l’offre ont pu partager le fardeau et ont géré les défis de la pandémie plus efficacement que les secteurs bovin et porcin fortement orientés vers l’exportation. Lorsque l’usine de conditionnement de viande bovine Cargill a fermé ses portes, le prix du bétail a fortement chuté en raison du retard accumulé dans la transformation et du manque de capacités d’abattage, de transformation, de stockage et de distribution. Les fermiers exportateurs ont été contraints d’euthanasier les porcelets lorsque les usines américaines de finition des porcs ont été surchargées en raison de fermetures d’usines dues à des épidémies. Les producteurs de maïs sont confrontés à des prix bas car la demande d’éthanol a diminué parallèlement à la réduction du carburant utilisé pour les déplacements. L’impact sur les autres fermiers céréaliers est encore inconnu, mais ils pourraient être gravement touchés si les transports ferroviaires ou les ports subissaient des épidémies de COVID-19. Dans tous les cas, le facteur commun est que notre système alimentaire actuel est peu résilient. L’approche très efficace du juste-à-temps a pratiquement éliminé les amortisseurs du système alimentaire.

Pourtant, les Canadiens se sont également approvisionnés en produits alimentaires locaux auprès de vendeurs directs, ont souscrit à des opérations d’agriculture communautaire partagée et ont convaincu les autorités sanitaires d’autoriser les marchés fermiers à poursuivre leurs activités. Si l’augmentation de la demande est bienvenue, de nombreux fermiers pratiquant la vente directe sont à bout de souffle pour adopter de nouveaux outils de commercialisation en ligne, trouver suffisamment de travailleurs qualifiés et s’adapter aux nouvelles mesures de santé publique. Ces réponses montrent que les Canadiens, tant ruraux qu’urbains, attachent de l’importance à l’alimentation locale et sont préoccupés par l’impact de la pandémie sur les fermiers, les consommateurs et la sécurité alimentaire. Là où notre système alimentaire s’est le mieux comporté, c’est-à-dire dans les secteurs de l’alimentation locale et de la gestion de l’offre, le contrôle démocratique et le pouvoir de la communauté ont permis d’atténuer les effets de l’incertitude.

L’essentiel après la pandémie

La durabilité, la sécurité et la stabilité de notre approvisionnement alimentaire, la prise de décision démocratique et des revenus équitables pour les fournisseurs et les consommateurs doivent être au cœur de notre système alimentaire post-pandémique. Nous savons également qu’en tant que société, nous devons tous faire face à la crise climatique, en réduisant nos émissions et en nous préparant mieux à gérer le chaos climatique. Le système alimentaire repose sur des bases solides. Les fermières doivent donc bénéficier de la sécurité foncière, de la souveraineté en matière de semences, du contrôle des animaux reproducteurs et d’un pouvoir de marché effectif au sein de l’économie. Les fermiers doivent également transmettre leurs connaissances de génération en génération au sein des familles d’agriculteurs et aux nouveaux agriculteurs issus de milieux non agricoles, afin de soutenir une éthique agricole dynamique qui nourrira la communauté dans son ensemble, tant sur le plan culturel que physique. Notre système alimentaire post-pandémique reposera sur les trois piliers de la durabilité : la santé écologique, la justice sociale et la viabilité économique.

Grâce à une production respectueuse du climat et à faible taux d’émission, elle assurera un approvisionnement alimentaire sain et sûr aux Canadiens et fournira des moyens de subsistance durables à une population de fermières plus nombreuse, plus jeune et plus diversifiée, tout en s’engageant dans des relations commerciales internationales équitables. Notre système alimentaire élargira la prospérité rurale en incarnant l’égalité des sexes, la lutte contre le racisme et la décolonisation. Les fermières et les travailleurs agricoles gagneront des revenus équitables, en réalisant la pleine valeur de leurs produits, à mesure que le Canada abandonnera sa politique de denrées alimentaires bon marché et réduira les inégalités socio-économiques afin que tous puissent s’offrir des régimes alimentaires équilibrés et de qualité. Les mesures visant à réduire l’endettement des exploitations agricoles favoriseront un régime foncier abordable, créant des conditions propices à des pratiques de gestion à long terme qui protègent la biodiversité et contribuent à atténuer les effets de la crise climatique. Une stratégie de diversification des exploitations agricoles et de dispersion géographique de la transformation, du stockage et de la distribution des denrées alimentaires améliorera la résilience, que les perturbations futures soient dues à la prochaine pandémie, au changement climatique ou à d’autres crises. L’orientation vers une production accrue des aliments nécessaires à une alimentation équilibrée réduira l’impact des conditions extérieures à la juridiction canadienne, où les produits de base sont exposés aux aléas des marchés d’exportation et aux fluctuations monétaires. Notre nouveau système alimentaire contribuera également à prévenir les pandémies futures en réduisant la pression exercée pour repousser les frontières de la production alimentaire mondiale dans des zones naturelles où de nouvelles zoonoses (maladies transmises de l’animal à l’homme) peuvent apparaître.

Principes, éléments et mécanismes

Notre nouveau système alimentaire nécessitera un réseau d’institutions formelles et informelles fondées sur la souveraineté alimentaire et l’agroécologie. La souveraineté alimentaire, concept puissant développé par La Via Campesina au milieu des années 1990, consiste à donner aux fermiers et aux mangeurs les moyens de définir leurs propres systèmes afin de produire des aliments sains et culturellement appropriés pour les populations grâce à des méthodes écologiquement saines et durables. La souveraineté alimentaire se concentre sur l’alimentation des personnes ; elle valorise les fournisseurs d’aliments, localise les systèmes alimentaires et confie le contrôle à l’échelon local. Il permet d’acquérir des connaissances et des compétences et de travailler avec la nature. La souveraineté alimentaire est créée et maintenue par des producteurs et des fournisseurs de denrées alimentaires habilités et par les communautés qui dépendent de ces denrées.

L’agroécologie englobe à la fois la manière dont les aliments sont produits et la façon dont les producteurs se situent dans leur contexte écologique et social local. La production agroécologique est souvent représentée par des cercles – cycle des matières dans l’écosystème, soin et entretien des biens communs et liens réciproques entre les membres de la communauté – contrairement à l’agriculture extractive, qui est représentée par des flèches à sens unique – des matières premières aux déchets en passant par la consommation – et des relations d’exploitation qui font passer la propriété, la richesse et le pouvoir entre les mains d’entreprises de plus en plus grandes et de moins en moins nombreuses. L’agroécologie fournit un cadre pour une agriculture respectueuse du climat, en minimisant les achats de produits et de processus à forte intensité de combustibles fossiles et émetteurs de gaz à effet de serre. L’agriculture doit faire sa part pour rembourser la dette carbone, mais elle n’a pas la capacité de passer la serpillière après les autres secteurs – tous doivent faire leur part.

Notre système alimentaire post-pandémique a également besoin d’un système réglementaire fondé sur le principe de précaution afin de préserver l’air, l’eau, la biodiversité et les terres qui constituent notre patrimoine et notre héritage. Ces règlements auront du mordant pour protéger les fermières et les consommateurs contre les risques, équilibrer les pouvoirs sur le marché et veiller à ce que les décideurs ne soient pas isolés des conséquences de leurs actions.

Des institutions contrôlées démocratiquement seront au cœur du nouveau système alimentaire. La gestion de l’offre, la commercialisation à guichet unique, les coopératives de producteurs, de consommateurs, de travailleurs et les coopératives multipartites, les fiducies foncières, les instituts de recherche publics et les centres alimentaires communautaires, les marchés de producteurs et les ASC sont autant d’exemples d’institutions qui peuvent être étendues, améliorées, remaniées, reconstruites et développées afin de garantir le maintien d’un équilibre permanent entre la santé écologique, la justice sociale et la viabilité économique.

Dettes et relations de pouvoir

Depuis au moins 35 ans, le Canada réduit la taille et le champ d’action de l’État par des mesures d’austérité et renforce le pouvoir des multinationales par des accords commerciaux internationaux. La pandémie de COVID 19 et l’incapacité à la contenir peuvent être considérées comme des résultats de ces politiques. La mondialisation et l’austérité ont créé une dette massive en permettant aux puissants de se décharger des coûts sur les personnes vulnérables, les communautés rurales et isolées, les écosystèmes, l’atmosphère, les océans et les générations futures.

Pour construire notre système alimentaire post-pandémique, il faut rééquilibrer cette dette sociétale induite par les politiques au moyen d’investissements publics importants et soutenus. D’ores et déjà, les gouvernements à tous les niveaux fournissent des fonds d’urgence pour prévenir la contagion de masse et l’effondrement de notre système de santé et pour aider les personnes en difficulté en raison de l’impact économique de ces mesures de santé publique. Des investissements publics supplémentaires seront nécessaires pour intégrer la résilience dans notre système alimentaire afin de garantir que nous ayons la capacité de résister à la prochaine crise.

Il faudra des investissements publics pour mettre en place des institutions qui garantissent aux fermières un prix équitable pour ce qu’elles produisent en règle générale, au lieu de s’en remettre à la dynamique du marché qui maintient les prix agricoles au strict minimum. La dette agricole, qui avoisine aujourd’hui les 115 milliards de dollars, augmente de manière exponentielle et est largement due aux coûts élevés des intrants et aux prix des terres gonflés par la spéculation des investisseurs. Elle nécessitera des fonds publics pour réduire la dette agricole de manière équitable et garantir que le transfert de terres entre générations se fasse dans la dignité, tant pour les fermiers qui partent à la retraite que pour les nouveaux. Pour trouver les moyens de cultiver avec succès en utilisant peu d’intrants, il faudra faire appel à la recherche publique, une autre utilisation importante de l’argent public pour mettre en place un système alimentaire durable. Les investissements dans la résilience et la stabilité porteront leurs fruits en réduisant le besoin de paiements d’urgence à mesure que notre système alimentaire deviendra moins précaire.

Le Canada a également une dette envers les peuples autochtones, sur les terres desquels notre pays a été construit. Notre système alimentaire post-pandémique doit respecter les traités, les territoires traditionnels et les droits inhérents des autochtones. La souveraineté alimentaire autochtone fait partie de notre système alimentaire ; les terres et les modes d’alimentation autochtones auront la priorité sur d’autres activités et utilisations potentielles.

À l’échelle internationale, le régime des accords commerciaux imbriqués – l’ACEUM, le CPTPP, l’AECG et une myriade d’accords bilatéraux – limite l’espace politique public du Canada, entravant notre capacité démocratique à traiter les véritables questions qui préoccupent les électeurs. Ces accords ont renforcé l’influence des entreprises sur l’agriculture et l’alimentation. Cependant, le devoir légal des entreprises est de maximiser les profits pour les actionnaires, ce qui n’est pas un système de valeurs viable pour gérer la reprise après le COVID 19, lutter contre le changement climatique ou faire face aux crises futures qui pourraient survenir. Pour construire notre système alimentaire post-pandémique, le Canada devra réorganiser ses relations commerciales internationales afin de promouvoir le commerce équitable des produits agricoles sans empiéter sur la gouvernance démocratique. Ces nouveaux accords commerciaux enclencheront un cercle vertueux qui renforcera l’équité, la diversité et la résilience parmi les partenaires commerciaux.

Les grandes leçons d’un professeur microscopique

La pandémie mondiale n’a pas seulement révélé la vulnérabilité de notre système alimentaire, elle a véritablement démontré que nous sommes connectés : un virus si minuscule que sa taille se mesure en nanomètres a fait le tour du monde grâce à un réseau de relations humaines en l’espace de quelques mois, emportant des vies et semant la destruction – mais activant également une coopération et une attention communautaires à l’échelle mondiale. Nous avons montré que les Canadiens peuvent agir ensemble pour empêcher le COVID-19 de provoquer des décès massifs et incontrôlés. De même, nous pouvons reconstruire notre agriculture et notre système alimentaire afin de favoriser une alimentation saine pour les personnes, des exploitations familiales durables, des écosystèmes intacts et un climat vivable pour les générations futures.