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L’opération Bunge-Viterra met en évidence la nécessité d’une nouvelle approche en matière d’examen des opérations de concentration

Le Canada approuvera-t-il, refusera-t-il ou posera-t-il des conditions au projet de rachat de Viterra par Bunge ? Nous ne le savons pas encore, mais le 1er août 2024, la Commission européenne (CE) a approuvé l’ acquisition de Viterra par Bunge, à condition que cette dernière vende les activités de production d’oléagineux de Viterra en Hongrie et en Pologne, ainsi que certains actifs logistiques liés à ces opérations. Après seulement 35 jours ouvrables consacrés à l’examen des effets potentiels de l’opération, la Commission européenne a déclaré : « Ces engagements répondent pleinement aux problèmes de concurrence identifiés par la Commission, en supprimant les chevauchements horizontaux et les liens verticaux entre les activités des parties dans le secteur des graines oléagineuses dans les territoires concernés ». Il est clair que la réponse de la CE était incomplète et que sa décision ne devrait pas influencer le Canada.

Si l’acquisition est autorisée, Bunge deviendra le plus grand négociant de matières premières agricoles au monde. La vente de quelques entreprises en Europe de l’Est ne l’empêchera pas d’utiliser son empreinte massive pour influencer les marchés, les prix et la production afin de promouvoir ses propres intérêts au détriment des fermières, des consommateurs et des travailleurs, quel que soit le pays dans lequel elle opère.

Bunge est déjà le plus grand transformateur d’oléagineux et de farines protéiques au monde, dominant les marchés du soja, du canola, des graines de tournesol, du maïs et du blé. Elle est présente dans 40 pays et réalise un chiffre d’affaires annuel de plus de 57 milliards de dollars. Viterra est la plus grande société céréalière du Canada et le huitième négociant en céréales au monde, opérant dans 38 pays sur six continents, avec un chiffre d’affaires de 53 milliards de dollars américains en 2023. Les deux sociétés sont intégrées verticalement et possèdent de vastes réseaux de silos de collecte, de terminaux intérieurs et portuaires, d’installations de transformation et de mouture du blé et des oléagineux, ainsi que d’importants systèmes de données et de logistique.

Les racines de Viterra se trouvent dans les coopératives des Prairies qui ont construit le système de manutention des grains du Canada pendant près d’un siècle. Après avoir été exploités par le commerce privé des céréales sous la forme de prix bas, de fraude au classement, de poids trop faibles et d’intimidation pure et simple de la part des agents, les fermiers canadiens ont réalisé un remarquable travail d’organisation pour mettre en place un système de silos coopératifs afin de prendre le contrôle du commerce. Les coopératives céréalières des Prairies ont fonctionné comme des entreprises rentables dirigées par des agriculteurs qui ont traité près de 60 % des céréales du Canada, du silo de collecte au terminal portuaire, jusqu’à ce que les changements découlant de l’ALENA entraînent une restructuration qui a finalement converti, de manière controversée, ces coopératives créées par les fermiers en une société qui a changé de nom pour devenir Viterra en 2007.

Si les fermiers contrôlaient l’essentiel de la manutention des céréales sur le marché intérieur, ils restaient néanmoins vulnérables face aux négociants internationaux. Pour y remédier, la Commission canadienne du blé (CCB) a été créée en 1935 en tant qu’autorité de vente à guichet unique, dirigée par un conseil d’administration élu composé de fermiers, qui vendait toutes les exportations de blé et d’orge des Prairies et reversait chaque année l’intégralité du produit de la vente aux fermiers. Après avoir dépouillé la CCB de son autorité, le gouvernement Harper a cédé les actifs de la CCB à un partenariat entre Bunge et la société saoudienne SALIC, qui fait aujourd’hui des affaires sous le nom de G3.

Si Bunge est autorisée à acheter Viterra, elle obtiendra des milliards de dollars de revenus potentiels créés par et pour les fermiers canadiens afin de contrer l’exploitation même que les négociants en grains privés comme Bunge leur ont fait subir il y a un siècle.

Viterra et Bunge bénéficient non seulement du capital et des relations que les fermiers des Prairies ont construits au cours de nombreuses décennies, mais en tant que multinationales, elles peuvent prendre des décisions qui affectent les conditions de vie dans le monde entier en ce qui concerne l’alimentation, la terre, les transports, la distribution des richesses et, de plus en plus, l’énergie (biocarburants) également. Si Bunge acquiert Viterra, elle aura encore plus de pouvoir pour façonner le secteur et fixer les conditions de travail des fermières, des autres entreprises de négoce et de logistique des matières premières, de l’industrie agroalimentaire et des secteurs du commerce de gros et de détail qui constituent la chaîne de valeur agroalimentaire mondiale. Les fermières seront confrontées à une baisse des prix des récoltes et à un choix plus restreint, comme l’ont montré les économistes canadiens Richard Gray, James Nolan et Peter Slade dans The Economic Impact of the Proposed Bunge-Viterra (BV) Merger on the Grain Sector in Western Canada (L’impact économique du projet de fusion Bunge-Viterra (BV) sur le secteur céréalier dans l’ouest du Canada) : Une évaluation préliminaire. Les travailleurs et les consommateurs voient leurs salaires baisser et les prix des denrées alimentaires augmenter parce que ces entreprises dominantes peuvent utiliser leur pouvoir pour faire des profits excessifs.

Dans leur rapport de juillet 2024, Une nouvelle vague de fusions dans la chaîne de valeur agroalimentaire ? Quelques réflexions sur la fusion Bunge/Viterra Les économistes européens Ioannis Lianos, Stavros Makris et Jean-Benoit Maasin décrivent les complexités dont les autorités de la concurrence doivent tenir compte. Ils notent que Archer Daniels Midland (ADM), Bunge, Cargill, COFCO et Louis Dreyfus forment un oligopole étroit qui contrôle le commerce international des céréales ; l’acquisition de Viterra par Bunge concentrerait encore davantage ce pouvoir. Les cinq grands sont en mesure d’influencer les marchés à terme, les marchés au comptant et la spéculation sur les prix des denrées alimentaires afin d’obtenir des bénéfices excessifs qui, à leur tour, entraînent une inflation des prix des denrées alimentaires et ont un impact sur l’insécurité alimentaire et, par conséquent, sur la stabilité politique. La capacité d’apprendre à partir de leur vaste réseau d’information (y compris les plateformes de données partagées) permet à ces géants de façonner stratégiquement l’architecture du secteur. Leur degré de contrôle influe également sur l’orientation et le type d’innovations dans le système alimentaire. Des fusions telles que l’acquisition de Viterra par Bunge, ainsi que de nombreuses acquisitions plus modestes qui ne retiennent guère l’attention, réduisent la diversité des entreprises du système alimentaire. À mesure que le contrôle se resserre et se centralise entre les mains d’un plus petit nombre, le système dans son ensemble devient moins résilient, ce qui accroît l’étendue et l’ampleur des dommages causés par les perturbations inévitables dues aux impacts climatiques, aux pandémies et aux guerres.

Il est clair qu’une fusion de cette ampleur n’est plus une affaire nationale ou même régionale.

Les gouvernements doivent reconnaître que leurs bureaux de la concurrence, ou leurs autorités antitrust, ne sont pas confrontés à un paysage théorique où de nombreuses petites entreprises se font concurrence sur un pied d’égalité. Aujourd’hui, quelques entreprises mondiales dominent presque tous les secteurs de l’économie, dans le monde entier. Si les gouvernements ne reconnaissent pas le conflit entre le pouvoir des entreprises au service d’intérêts privés et la gouvernance démocratique dans l’intérêt public, ils finissent par servir une idéologie selon laquelle les transactions commerciales suffisent à décider de ce qui compte dans une société, en donnant à ceux qui ont le plus de pouvoir économique le droit d’avoir le plus de pouvoir politique.

La question de savoir qui détient le pouvoir au sein du système alimentaire est cruciale pour les politiques publiques. Le Canada a le devoir d’utiliser le pouvoir du gouvernement pour construire un système alimentaire plus juste et plus robuste. Le Canada doit dire non à la fusion Bunge-Viterra.