Le changement de système fondé sur la souveraineté alimentaire lors des négociations sur le climat à Paris en 2015
J’ai participé à la délégation internationale de La Vía Campesina à la réunion des Nations unies sur le climat (COP21) à Paris, en France, du 5 au 12 décembre 2015. Il était évident que l’activisme des mouvements sociaux nous aide à nous éloigner rapidement et pacifiquement du capitalisme fossile, avec ses crises climatiques, et à passer à un nouvel ordre social qui donne la priorité à la souveraineté alimentaire et énergétique.
L’activisme à Paris a mis l’accent sur trois thèmes clés :
- les mouvements sociaux se concentrent sur le changement de système et non sur une réforme capitaliste « verte » ;
- les mouvements convergent et renforcent leur unité les uns avec les autres et ;
- Les femmes sont largement reconnues comme étant en première ligne de la lutte pour le changement de système, en particulier les femmes indigènes et les femmes de couleur.
1. Changement de système, pas de réforme capitaliste « verte
Depuis la conférence de Copenhague sur le climat en 2009, les mouvements réclament un « changement de système, pas de changement de climat ». La science du climat reconnaît que nous ne pourrons éviter un réchauffement climatique menaçant que par une transition fondamentale au-delà de l’économie politique capitaliste.[i]
Pendant que les délégués du gouvernement négociaient au Borget, à Paris, les mouvements n’ont clairement pas exigé des dirigeants du gouvernement. À Montreuil, en banlieue parisienne, Paula Gioia, de La Vía Campesina, a déclaré que « le changement de système ne viendra pas du Bourget. Nous, les petits fermiers, les travailleurs de la terre et les migrants, les peuples indigènes, les femmes et les jeunes ruraux, devons le faire nous-mêmes. Nous le faisons avec l’agroécologie paysanne et la souveraineté alimentaire ».[ii]
Pour La Via Campesina (LVC), le changement de système passe par une production écologique sous contrôle démocratique populaire. L’agriculture fermière à petite échelle est essentielle pour éviter la crise climatique, selon GRAIN, une organisation non gouvernementale (ONG) internationale et alliée de LVC. Le système alimentaire industriel est à l’origine d’environ 50 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre.[iii] En revanche, les paysans et les petits exploitants agricoles, qui représentent 90 % des agriculteurs du monde, produisent plus de nourriture avec moins d’énergie fossile et de déchets, avec une plus grande capacité de séquestration du carbone dans le sol, et ils le font sur un quart des terres agricoles de la planète.[iv]
L’importance de l’activisme des mouvements sociaux et la nécessité d’un changement du système mondial sont confirmées par la priorité écrasante que les gouvernements accordent aux solutions basées sur le marché des entreprises, dont l’échec a été démontré[v]. Pat Mooney, membre de longue date de et lauréat du Right Livelihood Award, a rejeté les affirmations selon lesquelles l’accord de Paris était un succès :
J’ai l’impression qu’on nous demande de mettre nos enfants, et dans mon cas, mes petits-enfants, dans un bus. Les gouvernements disent que vous pouvez faire confiance à ce bus, qu’il ramènera vos enfants à la maison. Pourtant, le bus doit traverser une rivière, et cette rivière n’a pas de pont. Les gouvernements disent […] qu’il y aura un pont qui nous permettra de traverser, à savoir les technologies de capture et de stockage du carbone de l’énergie de la biomasse [(BECCS)] qui n’existent pas pour le moment. … Mais pire encore, le bus dans lequel nous venons de mettre nos enfants n’a pas de freins. Les émissions de gaz à effet de serre ne font l’objet d’aucun contrôle, elles sont uniquement volontaires. Je ne vois donc rien de pire. … Ce que nous avons, c’est quelque chose de bien pire que Copenhague … parce que les gens croient que les gouvernements ont accompli quelque chose ici et ce n’est pas le cas. La situation est bien pire que ce que prétendait Kyoto. [Since 1992]Après vingt-trois ans de mensonges et de malhonnêteté, ils en ont fait une fête. [vi]
2. Convergences des mouvements
Les mouvements établissent des liens afin que les luttes disparates convergent vers un élan unifié en vue de la transition vers un nouveau système. Cette convergence reconnaît la nécessité d’aller au-delà de la solidarité et d’agir conjointement « comme une seule lutte ». La Vía Campesina joue un rôle crucial dans le renforcement des liens entre les mouvements qui luttent pour un changement du système mondial.
Les délégués de La Vía Campesina aux négociations climatiques de Paris ont travaillé sans relâche pour souligner que « la souveraineté alimentaire – basée sur l’agroécologie paysanne, les connaissances traditionnelles, la sélection, la conservation et le partage des semences locales adoptives, et le contrôle de nos terres, de la biodiversité, des eaux et des territoires – est une solution véritable, viable et juste à la crise climatique mondiale causée en grande partie par les sociétés transnationales ».[vii] La souveraineté alimentaire et l’agroécologie sont indispensables si nous voulons conserver 80 % des combustibles fossiles dans le sol, comme l’exigent la science et la justice. Ce fait central rend d’autant plus cruciale la convergence opportune des luttes pour l’alimentation et l’énergie.
En plus d’établir des liens avec l’alimentation et l’énergie, LVC s’est également engagé à s’identifier davantage aux luttes des réfugiés et aux luttes antiracistes. Au mépris de l’interdiction de manifester décrétée par le gouvernement français, les délégués du LVC ont rejoint le9 décembre un rassemblement international de solidarité contre le racisme, la xénophobie et la criminalisation des migrations, organisé par des communautés de première ligne et des communautés indigènes de France, des États-Unis et du Canada. L’action s’est déroulée devant un centre de détention de réfugiés à la périphérie de Paris, dans le but d’établir un lien direct avec les personnes à l’intérieur du centre qui entendraient nos voix et nos discours dans le microphone. J’ai pris la parole lors de ce rassemblement au nom de LVC, dénonçant le vol des terres et des semences paysannes. J’ai dénoncé la pollution de l’eau et le changement climatique qui oblige les fermières à quitter leurs maisons pour se mettre à l’abri des conflits et de la violence.
Il est apparu à Paris que les mouvements agissent sur la base d’une nouvelle compréhension du caractère intersectionnel de la lutte contre le changement climatique. Il est largement reconnu que les crises sociales et écologiques sont enracinées dans le même système qui fait passer les profits avant la vie ; un système de domination et d’exploitation de la nature, y compris des personnes. Cette compréhension est devenue un consensus général. Parce que la justice climatique n’est pas une lutte à thème unique, il est crucial que les forces croissantes qui se concentrent sur la catastrophe climatique se connectent à ce que font les autres dans le panorama progressiste des mouvements, et agissent ensuite collectivement.
3. Les femmes en première ligne
À Paris, il était évident que les militants de tous bords reconnaissaient que des femmes spécifiques, en particulier les femmes des communautés indigènes, les femmes de couleur et les femmes du Sud, sont en première ligne de la lutte pour le changement de système. Les femmes de couleur sont les plus exploitées et les plus menacées par le capitalisme, alors qu’elles disposent d’un pouvoir immense. Ce pouvoir est enraciné dans la coopération quotidienne et l’économie politique de partage solaire au sein de laquelle des femmes spécifiques ont une expérience approfondie et un contrôle important. Le commoning solaire – contrôle collectif des moyens de subsistance, reposant sur l’agriculture écologique et l’énergie solaire, et non fossile – est le nom de la nouvelle société post-fossile-capitaliste. Parce qu’elle existe aujourd’hui à l’état embryonnaire et qu’elle a des racines anciennes, elle peut être rapidement mise à l’échelle et généralisée pour préserver la vie elle-même.
A Paris, j’ai entendu des dizaines de femmes rappeler que la lutte contre le changement climatique est une lutte contre toutes les atteintes à la vie, notamment l’enfermement territorial, l’extractivisme extrême comme le fracking, la modification génétique des plantes, la biologie synthétique, l’imposition de méga-barrages et l’élevage industriel. Selon Sophie Huot du Kenya,
Les femmes savent très bien que si l’on détruit Mère Nature, nous sommes tous détruits. C’est pourquoi les femmes prennent les choses en main. Nous avons les solutions parce que ce sont les femmes qui s’occupent de la terre, … [and] l’eau. … les femmes indigènes, les femmes de la base … ne cèdent pas. [viii]
Les mouvements ne recherchent pas une réforme capitaliste « verte », mais plutôt la rupture de la hiérarchie de classe raciale et sexuée qui produit l’écocide. Il s’agit de mouvements qui donnent la priorité aux luttes des femmes de première ligne.
Paris 2015 a fait entrer sur la scène mondiale un nouveau moment sans précédent de l’évolution sociale. Des mouvements opèrent la transition vers une ère capitaliste post-fossile, en particulier au sein du système alimentaire, mais aussi dans presque tous les autres secteurs, et affirment la vie dans toutes ses dimensions.
[i] Anderson, K. 2012. Le changement climatique va au-delà du danger : des chiffres brutaux et un espoir ténu. Dialogue sur le développement 61(1), p.16.
[ii] Gioia, Paula. 12 décembre. Réunion interne de La Vía Campesina à Montreuil, Paris, France. [Personal recording.]
[iii] GRAIN. 2016. « Comment le système alimentaire industriel contribue à la crise climatique ». Dans The Great Climate Robbery. GRAIN / Daraja Press. P. 4-7.
[iv] GRAIN. « La solution au changement climatique se trouve sur nos terres ». Dans The Great Climate Robbery. GRAIN / Daraja Press. P. 70-71.
[v] Selon l’évaluation de l’Accord de Paris par les Amis de la Terre International qui utilise quatre indices fournis par l’organisation de la société civile People’s Test on Climate: (i) les engagements actuels des pays riches en matière d’atténuation ne sont pas conformes à ce que la science exige. Les contributions nationales déterminées (INDC), bien trop faibles, nous placent sur la voie d’un réchauffement de 3 degrés Celsius ou plus et de menaces pour la survie de l’humanité ; (ii) les engagements financiers internationaux des pays riches ne représentent pas une part équitable basée sur la responsabilité historique du réchauffement, laissant les pays vulnérables et plus pauvres sans la technologie et le financement nécessaires pour effectuer une transition énergétique ; (iii) il n’y a pas de mesures concrètes ni de financement pour fournir des réparations aux populations touchées, et aucune structure concrète n’a été mise en place pour faire face aux migrations dues au changement climatique et à la sécheresse ; (iv) l’accord ne met pas l’accent sur des solutions ancrées dans des systèmes énergétiques et alimentaires existants, à faible émission de carbone et socialement justes, et laisse au contraire la porte ouverte aux marchés du carbone dans les terres et les sols et à d’autres « fausses » solutions, y compris la géo-ingénierie. Disponible à l’adresse suivante : http://www.foei.org/news/friends-earth-international-assessment-paris-agreement.
[vi] Mooney, Pat. 12 décembre 2015. Communication personnelle. Tour Eiffel, Paris, France. [Personal recording.]
[vii] La Vía Campesina. 2015. « L’agriculture paysanne est une vraie solution à la crise climatique ». Disponible à l’adresse suivante : http://viacampesina.org/en/index.php/actions-and-events-mainmenu-26/-climate-change-and-agrofuels-mainmenu-75/1853-peasant-agriculture-is-a-true-solution-to-the-climate-crisis.
[viii] Huot, S. 8 décembre 2015. « Assemblée des femmes et de la justice pour les genres ». Marche mondiale des femmes au Kenya au panneau de la Marche mondiale des femmes, 21 Rue Voltaire, 72011 Paris. [Personal recording.]