Les carburants d’aviation durables (SAF – Sustainable Aviation Fuel – version officielle) sont des sources d’énergie non fossiles à faibles émissions pour la flotte aérienne mondiale, des carburants que l’on dit « prêts à l’emploi » qui ne nécessitent aucune modification des aéronefs ou des moteurs. Il est proposé de produire des SAF essentiellement à partir de sources biologiques : maïs, soja et canola aujourd’hui et au cours de la prochaine décennie, puis de plus en plus à partir de paille et d’autres « résidus agricoles » et de cultures énergétiques spécifiques telles que les graminées ou les arbres à croissance rapide (avec une part mineure de résidus forestiers). Une troisième phase est proposée : utiliser des énergies renouvelables propres pour extraire l’hydrogène de l’eau et le carbone de l’air et les combiner en un carburant liquide. Mais ces « électro-carburants » restent spéculatifs et les coûts très élevés et les besoins en énergie suggèrent qu’ils pourraient rester irréalisables.
Pourquoi les citoyens et les décisionnaires devraient-ils être préoccupés par les SAF ? Parce que l’échelle immense du projet mondial de SAF crée de gros potentiels de déplacer de plusieurs de nos objectifs en matière de système d’alimentation, de climat, de décarbonisation, de durabilité et de justice sociale. En même temps, l’immense projet mondial de SAF pourrait échoué dans son intention énoncée : de sabrer dans les émissions de gaz à effet de serre (GES) et d’effets de réchauffement provenant d’un secteur d’aviation qui s’élargit rapidement.
Les citoyens veulent des aliments abordables et des systèmes alimentaires durables. Les agriculteurs veulent maximiser le piégeage du carbone dans les sols et commencer à réduire les émissions dues à l’utilisation d’engrais. Nous voulons tous être en mesure de développer des sources d’énergie renouvelable adaptées à la décarbonisation du chauffage domestique, des déplacements motorisés et de l’industrie. Le projet mondial de SAF risque de nous éloigner de tous ces objectifs : il fera probablement augmenter les prix des denrées alimentaires, réduira la durabilité des systèmes alimentaires, ralentira ou inversera le piégeage du carbone dans les sols agricoles, augmentera l’utilisation d’engrais et les émissions de gaz à effet de serre dans l’agriculture, et imposera des exigences impossibles à satisfaire aux réserves limitées d’énergie propre et renouvelable, ralentissant ainsi la réduction des émissions dans d’autres secteurs.
Si les gouvernements continuent d’encourager et de subventionner le mégaprojet de SAF, ils risquent « l’incohérence politique », c’est-à-dire la poursuite de politiques qui vont directement à l’encontre de la réalisation d’autres politiques et d’objectifs sociaux et environnementaux. Les SAF tentent de résoudre un problème mais en créent beaucoup d’autres plus importants.
Plus important encore, il y a des raisons de se demander si le mégaprojet des SAF est même possible. Est-il réel ? Ou s’agit-il d’une distraction qui retardera l’adoption de mesures plus efficaces de réduction des émissions et orientera des milliers de milliards de dollars vers les mauvais investissements, au détriment d’autres solutions plus performantes ? Pire qu’un énorme projet mondial qui augmente les prix des denrées alimentaires et les émissions des exploitations agricoles tout en résolvant un problème d’émissions de l’aviation, c’est un projet qui crée ces problèmes alimentaires et agricoles tout en ne parvenant pas à réduire les émissions de l’aviation. Ce dernier scénario est très probable. Dans le contexte des limites planétaires, des ressources limitées, des compromis et de la nécessité de résoudre simultanément plusieurs problèmes de climat et de durabilité – pour faire face à la polycrise – le projet mondial de SAF (qui comprend le doublement des voyages aériens) est peut-être tout simplement impossible. À tout le moins, le projet soulève tellement de questions et affecte tellement d’autres secteurs de l’économie et de la biosphère que tout décideur politique et tout citoyen devrait vouloir en savoir plus.
Nous nous trouvons dans une situation d’urgence climatique qui exige de la part de tous les gouvernements et de tous les citoyens un niveau d’action proche du temps de guerre. Il faut une réflexion rigoureuse, holistique et à long terme, des choix difficiles, la reconnaissance des compromis et des limites, de la sagesse et une action audacieuse et courageuse. Quelle que soit la source de carburant, doubler ou tripler le trafic aérien d’ici le milieu du siècle est incompatible avec toute évaluation responsable, fondée sur des données scientifiques, des défis et des compromis auxquels nous sommes confrontés ou des conséquences douloureuses et préjudiciables qui se font déjà sentir et qui devraient se multiplier dans les décennies à venir. De plus, tout plan visant à doubler le trafic aérien en puisant largement dans les terres (base foncière) sursollicitées de la planète révèle une ignorance de l’ampleur de la transgression des limites planétaires, c’est-à-dire de la distance qui nous sépare déjà de « l’espace opérationnel sécuritaire pour l’humanité » en ce qui concerne les flux d’azote et de phosphore, les changements d’utilisation des terres, l’extinction des espèces et l’élimination de la biomasse.